Follow us on Social Media

De Kaffrine à Venise : Le Pinceau “Figuro-Abstro” d’Alioune Diagne

Alioune Diagne, créateur du mouvement artistique figuro-abstro, conjugue abstraction et figuration dans ses œuvres. Originaire du Sénégal, il représente son pays pour sa première participation à la Biennale de Venise. Dakartnews a rencontré l’artiste de 39 ans et père de 3 enfants. Il dévoile les rouages de son processus créatif. Ses toiles, imprégnées de symboles et de mystères, suscitent la curiosité et l’admiration des amateurs d’art du monde entier.

Arrivé à Somone, à environ 80 kilomètres au sud de Dakar, Alioune Diagne m’accueille chaleureusement chez lui, où il réside depuis deux ans. Son atelier, niché sur la terrasse d’un duplex, est baigné de lumière grâce à une grande baie vitrée. Un comptoir sépare l’espace en deux, avec les matériel de travail de l’artiste disposé à l’arrière. La maison, dotée d’une piscine, offre un effet rafraîchissant qui contribue à l’atmosphère sereine de l’atelier.

Lors de notre rencontre, Alioune est plongé dans son travail. Son projet actuel, une exploration interculturelle entre le Sénégal et les États-Unis, sera exposé à New York dans quelques mois, sous l’égide de la galerie Tamplon.

Alioune Diagne dans son atelier de Somone, au Sénégal. © DakartNews.

Installé sur une petite chaise en plastique devant sa toile, il dessine des symboles avec une rapidité déconcertante. Ses traits verticaux et horizontaux, insérés dans des cercles, se répètent inlassablement. Progressivement, ces idéogrammes se métamorphosent en formes et couleurs variées.

Ces graphismes évoquent le mystère du manuscrit de Voynich, captivant et indéchiffrable. Sommes-nous en présence de codes secrets, ésotériques, ou de symboles mystiques ?

Certaines personnes disent que cela ressemble à l’amharique, à l’arabe, ou même à l’hébreu ou à l’arménien. Chacun est libre de voir ce qu’il veut. Je ne veux pas que mes signes ressemblent à quelque chose de précis. C’est mon écriture, mon propre langage,” confie Alioune.

Avec du recul, ces traits et signes abstraits révèlent deux lutteurs sénégalais et des basketteurs américains des équipes des Celtics et de New York. Cette esthétique, où des motifs abstraits donnent naissance à des représentations visibles, a été baptisée “figuro-abstro” par l’artiste sénégalais.

Éclairer l’Invisible : Le Processus Créatif d’Alioune Diagne

L’une des caractéristiques les plus remarquables de ses œuvres est la lumière qui en émane. Alioune Diagne parvient à créer cette luminosité en laissant des espaces blancs sur ses tableaux après avoir superposé ses signes et calligraphies inconscients. Cela confère à ses œuvres une clarté et une brillance naturelles.

Dans son processus de création, Alioune Diagne trouve souvent son inspiration dans des dessins préalablement esquissés ou dans des clichés capturés au moyen de son appareil photo. Il recherche avant tout le mouvement, capturant l’instantanéité qu’il fige ensuite sur la toile. Il commence par esquisser au crayon les contours de son œuvre, donnant ainsi forme à l’essence de son inspiration. C’est à ce moment-là qu’il commence à appliquer les couleurs, insufflant vie et expression à ses signes et à ses symboles avec une spontanéité qui caractérise son style.

Atelier d’Alioune Diagne au Sénégal. © DakartNews

Une Technique en Évolution

Le style artistique d’Alioune Diagne a mis du temps à émerger. Né à Fatick en 1985, l’artiste a grandi à Kaffrine, une ville du centre du Sénégal, à plus de 200 km de Dakar. À Kaffrine, il n’y avait ni musées ni galeries, mais cela n’a jamais freiné sa passion pour le dessin. Dès son enfance, il dessine sans relâche, malgré les moqueries de ses camarades qui lui disent que “le dessin, c’est pour les nuls”. Sa mère, séparée de son père, tolère sa passion mais est initialement réticente à l’idée qu’il fasse carrière dans ce domaine. En 2008, elle finit par céder, convaincue par son beau-père, et le laisse intégrer l’école des Beaux-Arts de Dakar. Cependant, deux ans après avoir intégré l’école, Alioune quitte sans terminer son cursus, en raison des grèves qui sévissaient à cette époque. Il part pour la France avec son ex-femme, direction Vienne, en Isère.

En France, Alioune est confronté pour la première fois au racisme et à la discrimination. Enchaînant les petits boulots pour survivre, il ne cesse jamais de dessiner. Son style, alors figuratif, se compose de portraits, de natures mortes et de paysages, qu’il expose dans l’atelier d’artisanat de son ex-femme française. Malgré des ventes timides, il persévère et prend des cours particuliers pour affiner sa technique, dessinant même avec ses doigts. “Je n’ai jamais voulu faire comme les autres quand j’étais petit,” raconte-t-il. “J’ai toujours voulu faire quelque chose d’original.”

En quête d’originalité, Alioune reçoit par hasard une invitation à participer à une improvisation picturale en marge du festival de Jazz à Vienne, à l’été 2012. Il y réalise des silhouettes de femmes africaines du festival. Sa toile, exposée dans plusieurs lieux de la ville, attire l’attention du député de la région, Erwann Binet, qui l’acquiert pour 300 euros, lui permettant de gagner pour la première fois une somme conséquente pour ses peintures. Ce moment marque un tournant décisif dans sa carrière. Les galeries de la ville commencent à montrer son travail, et un article lui est même consacré dans le journal de la ville.

La Naissance du Style “Figuro-Abstro”

La mort de son grand-père, maître coranique dont il porte le nom, en 2013, avec qui il était très proche, marque un tournant artistique majeur pour Alioune. Inconsciemment, il commence à peindre dans le style “figuro-abstro”, comme si son subconscient avait enregistré les lettres arabes que son homonyme écrivait sur des planches en bois pour enseigner le Coran à ses élèves.

La même année, il expose une œuvre dans ce style au Lomanart de Dakar. “Le tableau portait sur l’éducation. C’était un portrait qui représentait un enfant en train d’apprendre le Coran”, se souvient-il. “Cela reflétait ma situation à l’époque où j’explorais cette nouvelle technique. J’ai fait le voyage à Dakar pour voir la réaction du public et j’ai reçu des retours positifs de la part des visiteurs. J’avais hâte de retourner en France. Une fois de retour, je me suis dit : voilà, j’ai trouvé ma technique, c’est celle que je vais développer.”

Les années suivantes, il enchaîne les expositions en Europe, en Asie et au Sénégal, participant notamment aux Offs de la Biennale de Dakar. En 2017, son style unique est mis en lumière à Aoste, en Italie, lors des journées de la francophonie, dans une exposition intitulée “Un Nouveau Regard”.


En 2018, Alioune commence à se professionnaliser, notamment après sa rencontre avec son agent actuelm Gary Grauzamm, fondateur de We Art Partners. En 2022, il fait partie de la liste officielle de la Biennale de Dakar. Cette année-là, son exposition « Ëttu Kër – Cour intérieure » plonge les visiteurs, dont le président Macky Sall et plusieurs personnalités politiques, dans le Sénégal d’antan, reconstruisant des maisons traditionnelles.

Scènes de vie quotidienne, enfance, femmes, mémoire, racisme : autant de thèmes qu’il explore avec une sensibilité unique.

Dialogue avec les Impressionistes

Le travail d’Alioune Diagne peut être décrit comme une recherche de dialogue entre les cultures et les courants artistiques. À l’instar des impressionnistes, il cherche à capturer l’essence et l’atmosphère d’un moment à travers des couleurs vives et une technique spontanée, mais avec des formes abstraites.

En 2023, il enrichit cette démarche en réalisant une série d’œuvres inspirées par la thématique du fleuve, qu’il peint en plein air au bord du fleuve du village de Nguet Ndar, dans le nord du Sénégal.

Un tableau d’Alioune Diagne(gauche) dialogue avec celui d’un peintre impressioniste. Capture photo: Les presses du réel.

Cette série intitulée “Ndox -Glint” (L’eau scintillante), engage un dialogue subtil avec les toiles des grands maîtres impressionnistes conservées au Musée des beaux-arts de Rouen. Ses œuvres suggèrent des variations de lumière et de couleur, combinant spontanéité, abstraction et lumière pour créer une esthétique moderne et personnelle.

Bokk Bounds : Résonances Universelles à Venise

En 2024, Alioune Diagne fait une entrée remarquée pour la première participation de son pays à la Biennale de Venise, représentant le Sénégal avec une œuvre monumentale intitulée “Bokk Bounds”. “Bokk”, en wolof, signifie ce qui est partagé, ce qu’on a en commun. Composée de 17 tableaux et d’une pirogue brisée, cette installation est une fresque murale narrative qui aborde des thèmes contemporains majeurs tels que les migrations clandestines, la pauvreté, l’exploitation des ressources, le racisme et le vivre-ensemble.

“Bokk-Bounds”. Photo © Laurent Edeline

La fresque s’étend sur l’angle du mur du pavillon du Sénégal, avec une partie gauche plus sombre représentant des scènes d’exploitation et de désespoir migratoire, et une partie droite illustrant la liberté, la cohésion et l’éducation. L’utilisation de scènes de vie, de symboles puissants et de récits inversés, comme l’évocation de George Floyd avec un Africain dominant un homme blanc, offre une critique sociale incisive et soulève des questions sur les injustices raciales et les biais systémiques.

Alioune Diagne. I can’t breathe, 2023-2024. Photo © Laurent Edeline

La pirogue brisée, au centre de l’installation, symbolise le lien brisé de l’humanité et évoque également l’identité sénégalaise, le terme “sunugal” signifiant “notre pirogue”. Dans un effet de fondu, l’œuvre inclut subtilement la théorie de l’évolution, illustrée par une tête de singe se redressant progressivement pour devenir un homme, symbolisant à la fois une évolution biologique et sociétale.

Par cette œuvre, Alioune Diagne réussit à créer une profonde réflexion sur les défis contemporains et l’espoir de réconciliation, combinant narration visuelle et symbolique pour capturer l’essence des luttes et aspirations humaines.

Le Langage Cryptique du “Figuro-Abstro”

Dans les œuvres d’Alioune Diagne, la technique se révèle comme un langage cryptique où les signes, tels des hiéroglyphes, opèrent comme des portails vers un monde à la fois plus clair et plus énigmatique. Cette dualité, cette danse entre le visible et l’invisible, semble être au cœur de son processus créatif. L’artiste explore les méandres de l’inconscient, dévoilant des couches de sens cachées derrière des formes abstraites en apparence.

C’est comme si chaque trait, chaque motif, était le résultat d’un dialogue intime entre le conscient et l’insaisissable, entre le monde sensible et l’intelligible. En effet, sans ces codes indéchiffrables, les personnages qui habitent ses toiles ne pourraient trouver leur voix. On ressent alors un héritage où les connaissances traditionnelles se mêlent aux enseignements de son grand-père. Ainsi, l’œuvre d’Alioune Diagne devient le reflet d’une réalité complexe, où l’extérieur semble émerger de l’intérieur, où les éléments visibles prennent vie à travers les symboles insondables. En explorant cette dualité, l’artiste révèle les vérités cachées de l’existence, celles qui se dissimulent dans l’âme et trouvent leur expression unique dans ses œuvres.

Portrait Alioune Diagne 2024. Photo © Laurent Edeline
Alioune, quelle est l’exposition qui vous a le plus marqué dans votre carrière ? 

L’exposition de Venise est un moment crucial pour moi. Au-delà de ma propre expérience, cette exposition inscrit son empreinte dans l’histoire artistique du Sénégal. Les 17 tableaux que j’ai réalisés pour cette exposition ont été conçus dans cet atelier ici à Somone, malgré les défis rencontrés, notamment avec les travaux de construction à l’extérieur qui faisaient entrer la poussière. Les thèmes sont inspirés du Sénégal, ce qui confère à cet événement une signification particulière. L’exposition de Rouen est également mémorable, étant ma première exposition solo dans un musée. Cette expérience a été d’autant plus spéciale car mes tableaux ont été mis en dialogue avec des œuvres de siècles passés peintes par des grands nom du courant impressioniste, un honneur immense pour moi. L’exposition “Ëttu Kër” à la Biennale de Dakar en 2022 reste gravée dans ma mémoire, car bien que faisant partie du OFF, elle a été rapprochée du IN en raison de son exploration de la mémoire sénégalaise, en mettant en scène les maisons traditionnelles du pays au 19ème siècle. Chacune de ces expositions a joué un rôle significatif dans mon parcours artistique.

Les thèmes que vous explorez sont vastes. Comment expliquez-vous ce choix d’avoir un large éventail de sujets ?

Contrairement à la tendance qui prévaut souvent chez les artistes, je refuse les limites et les barrières thématiques. Mon ambition est d’embrasser la diversité culturelle à travers mes œuvres. Je m’intéresse aux scènes de marché sénégalaises et françaises, à la mémoire et au rôle essentiel des femmes sénégalaises dans la société. La surexploitation des ressources halieutiques est également un sujet qui me tient à cœur et que je dénonce à travers mon art. Mon désir est de créer une mixité culturelle, reflétant la richesse et la complexité de notre monde.

Dans quelle mesure votre séjour en France a-t-il influencé votre art ?

Mon expérience en France a été déterminante dans mon développement artistique. C’est là que mon style artistique a émergé et que j’ai trouvé la tranquillité nécessaire pour le cultiver. Je suis reconnaissant envers la France pour les opportunités qu’elle m’a offertes. Mon intérêt pour le dialogue entre les cultures s’est renforcé, et j’aspire à intégrer cette diversité dans mon travail. Si je consens à faire des toiles avec des scènes de lutte sénégalaises et des scènes de basketball, c’est bien parce que je suis intéressé par le dialogue entre les cultures. Certes, on est tous étrangers de quelque part mais nous sommes en même temps tous liés par quelque chose : la terre, l’environnement…Dans notre monde actuel, si quelque chose se passe dans une partie du monde, cela a des répercussions ailleurs. Moi je suis pour le vivre ensemble et l’acceptation de l’autre.

Qu’est-ce qui vous a motivé à revenir au Sénégal ?

Mon retour au Sénégal est motivé par ma volonté de contribuer à la scène artistique de mon pays et d’inspirer la jeune génération. J’aspire à être un modèle pour les jeunes artistes et à les encourager à poursuivre leurs rêves, malgré les obstacles. Ma présence ici vise également à sensibiliser les parents à l’importance de soutenir les aspirations artistiques de leurs enfants. Étant donné les difficultés que j’ai rencontrées pour accéder au monde de l’art, je crois qu’il est possible de réussir en tant qu’artiste.

—————————————————————————–

Remi Demi

DakartNews


Discover more from Bridging Africa and The World Through Contemporary Art

Subscribe to get the latest posts sent to your email.